Spectacle
Everything That Happened and Would Happen : Heiner Goebbels

Temps de lecture 15 mn
Article écrit par David Sanson
Everything That Happened and Would Happen. Dans le texte accompagnant le bref documentaire vidéo publié sur YouTube par Artangel, le bureau de production qui a monté le dernier spectacle en date de Heiner Goebbels, le titre de celui-ci a été traduit trois fois de trois manières différentes : « Tout ce qui s’est passé et se produirait » ; « Tout ce qui s’est passé et allait se passer » ; « Tout ce qui s’est passé et se passera ». La dernière proposition a beau être grammaticalement erronée, cette confusion semble être symptomatique de l’art du compositeur et metteur en scène allemand. Un art de l’indécision (qui se distingue radicalement de l’imprécision), fondamentalement ouvert, dont la préoccupation première est de susciter « autant de questions qu’il y a de spectatrices et de spectateurs » – et donc autant d’interprétations –, ainsi que l’artiste nous le confirmait en décembre dernier. Et le spectacle en question en est une nouvelle démonstration éclatante.
Photo : Heiner Goebbels © TPAC Tat Keng
On pourra s’en rendre compte en juin prochain à la Grande Halle de La Villette. D’abord créé dans une ancienne gare de Manchester, puis donné à Salzbourg dans une saline reconvertie en théâtre, c’est à présent dans ces anciens abattoirs que fera étape cet objet scénique difficilement identifiable, qui en quelques cent minutes prétend nous raconter l’Europe depuis le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Le verbe « prétendre » étant à prendre ici au sens anglais du terme – « faire semblant » – car le propos de Heiner Goebbels est ailleurs. Aux antipodes de la fresque, Everything That Happened and Would Happen est plutôt un kaléidoscope, une manière de mettre nos sens en éveil en mettant le(s) sens de l’Histoire en question. Et une nouvelle illustration des trois paradigmes qui, après bientôt 40 ans de carrière, continuent simultanément de guider la démarche de son auteur : la juxtaposition, l’improvisation, la collaboration.
Everything That Happened and Would Happen © Stephanie Berger, Bad Ischl Salzkammergut, 2024
C’est à son fidèle complice, le comédien et metteur en scène André Wilms (1947-2022), que Heiner Goebbels raconte être redevable – « parmi beaucoup d’autres choses » – d’avoir attiré son attention sur le livre Europeana de l’écrivain tchéco-français Patrik Ouředník : « Il y a une dizaine d’années, André m’avait envoyé un SMS : ‘Il faut que tu lises ça !’ J’ai immédiatement commandé le livre, il m’a beaucoup plu, mais je l’ai rangé tout aussi vite. Je ne voyais pas du tout comment me saisir d’un texte aussi politique sans faire un ‘théâtre politique’ qui ne m’intéresse pas. »
Sous-titré « Une brève histoire de l’Europe », ce livre publié en 20011 est en effet un acte radicalement politique en même temps qu’un geste artistique puissant, qui prétend raconter en 150 pages l’histoire de l’Europe en usant et en abusant des tics langagiers et des clichés de notre époque. Le résultat est un inventaire à la Flaubert (version Bouvard et Pécuchet) maniant le coq-à-l’âne jusqu’à l’aberration, faisant se télescoper indistinctement les approximations, les raccourcis, les généralités et les prétendues « certitudes » sur les faits les plus divers…
On comprend ce qui ici a pu séduire Heiner Goebbels, dont quasiment toutes les œuvres – spectacles, pièces radiophoniques ou installations – prennent appui sur des textes. Et qui, en la manière, manifeste un faible pour les expérimentations formelles : celles de Heiner Müller en premier lieu, mais aussi de James Joyce, Alain Robbe-Grillet ou Gertrude Stein… C’est d’ailleurs de cette dernière qu’il rapproche le texte d’Ouředník : « Le titre du spectacle provient d’Europeana, mais l’expression pourrait tout aussi bien être de Gertrude Stein. Chez elle – et par-dessus tout dans Les Guerres que j’ai vues, le livre qu’elle a écrit sur son expérience de la Seconde Guerre mondiale en France (1947, Ndlr.) – le mantra : ‘History is repeating’ revient en permanence. Notre titre sous-entend plutôt que tout pourrait aussi bien être complètement différent… »
L’hétérogénéité du livre d’Ouředník fait écho au théâtre « postdramatique » – plutôt que postmoderne – tel que le conçoit Heiner Goebbels, qui procède de l’agencement de matériaux disparates dans lequel tous les paramètres de l’art scénique sont traités à part égale : texte, lumière, son, scénographie, jeu… En l’occurrence, outre Europeana, il s’est appuyé sur deux autres sources dont le nom commence également par « Euro », et qui l’accompagnent depuis longtemps. D’une part, Europeras 1 & 2 de John Cage, duo d’anti-opéras dont, à défaut d’avoir pu voir la création à Francfort (en 1987), il a depuis ses débuts fait sienne cette « conception radicale consistant à séparer toutes les composantes de la mise en scène les unes des autres », avatar version Fluxus de la « séparation des éléments » chère à Bertolt Brecht.
En 2012, en ouverture de la Triennale de la Ruhr, Goebbels a finalement lui-même porté à la scène le diptyque cagien, réutilisant pour l’occasion les décors, les prospectus et les objets que Klaus Grünberg, chargé par Cage de la scénographie et des lumières, avait conçus ou « trouvés » pour la création de l’œuvre. Ce sont ces mêmes éléments de décors et ces mêmes accessoires étranges qui, réemployés et réagencés, organisent l’espace scénique de Everything That Happened and Would Happen ; 12 performeurs et performeuses les déplacent en permanence sur un plateau plongé le plus souvent dans une inquiétante pénombre…
D’autre part, Heiner Goebbels s’est également servi des images d’une fameuse émission d’information de la chaîne Euronews, No Comment, qu’il suit depuis les années 1990, et dont le principe est de diffuser des reportages sans le moindre commentaire. Là encore, dans ces images sans mot, on comprend ce qui a séduit cet artiste qui cherche en permanence à désolidariser ce que l’on entend de ce que l’on voit, à déconstruire la perception pour stimuler notre liberté d’association… pour élaborer in fine un « concentré d’action scénique », ainsi que le décrit justement l’un de ses collaborateurs dans le documentaire susmentionné. Heiner Goebbels le déclarait en 2008 à Jean François Perrier pour le Festival d’Avignon : l’essentiel est « que tous les arts soient forts sur le plateau et qu’il n’y ait pas de hiérarchie. Il faut ouvrir les contenus plutôt que de les multiplier », et les suggérer plutôt que de les imposer. « Mettre en scène des opinions est en contradiction avec l’idée que je me fais de l’art », nous confirme-t-il.
Dans Everything That Happened and Would Happen, deux autres caractéristiques constitutives du travail de ce metteur en scène-architecte – de ce compositeur au sens étymologique du terme – sont manifestement à l’œuvre. À commencer par sa dimension collective. Si sa signature finit toujours par se retrouver en haut de l’affiche, Heiner Goebbels a toujours partagé la paternité de ses pièces de théâtre musical, s’incluant lui-même parmi une « équipe créative » de six hommes. Ici, il va plus loin, puisque que les 19 artistes que l’on voit sur scène ont été discrètement « casté·e·s » lors de quatre « auditions » organisées en Allemagne, au Vietnam, en Grande-Bretagne et au CENTQUATREPARIS, en juin 2018, avec l’Ircam et le Centre national de la danse. Ce sont elles et eux qui ont élaboré, avec Heiner Goebbels, la partition chorégraphique, musicale et textuelle du spectacle. C’était la première fois que Heiner Goebbels travaillait avec des danseurs et des danseuses, ce qu’il leur a rappelé d’emblée. Ainsi, c’est au travers de cette étroite collaboration que s’est développée une étrange « chorégraphie » : « On pourrait dire que ce sont les objets, voire les ‘tâches’ que nous avons développées tous ensemble, qui chorégraphient les interprètes », dit Goebbels.
© Théâtre national de Budapest, Nemzeti Színház
De même, les quatre instrumentistes ont elles et eux-mêmes créé – sous son impulsion – la trame musicale du spectacle. Une trame d’abord improvisée, mais ensuite quasi immuable, comme le confirme la percussionniste Camille Émaille : « Tout le matériel vient des musicien·ne·s. Nous avons décidé et fixé les choses par nous-mêmes : à la fin, il n’y a plus d’improvisation ou d’aléatoire à proprement parler. » L’osmose a été si réussie qu’elle a donné lieu à un véritable groupe. The Mayfield (du nom de l’ancienne gare mancunienne où a été créé le spectacle) regroupe le quatuor d’instrumentistes originel – outre Camille Émaille, le saxophoniste Gianni Gebbia, l’ondiste Cécile Lartigau et Nicolas Perrin à la guitare et l’électronique – Heiner Goebbels (piano préparé) et son fidèle ingénieur du son, Willi Bopp. Des sessions enregistrées à La Muse en Circuit ont fourni la matière à un album (paru à l’été 2024 sur le label suisse Intact Records) et à la bande-son de la dernière création de Heiner Goebbels : 862 – eine Orakelmaschine. Cette « installation performative » conçue en 2023 pour une énorme machine à pilonner le charbon de l’ancienne usine sidérurgique de Völklinger, en Allemagne, a également donné lieu à une pièce électroacoustique diffusée début 2025 à la radio allemande.
Il est tentant de voir dans cette velléité collaborative une manière, pour Goebbels, de demeurer fidèle à l’esprit libertaire et collectif qui a bercé ses débuts, sur la scène free-jazz et improvisée européenne de la fin des années 1970. De ces débuts, il aurait conservé également, chevillée au corps, une foi juvénile dans l’improvisation : « Je suis incapable d’écrire la moindre note si je n’ai pas improvisé avec tout le monde pendant deux semaines », confiait le compositeur en 1997 à Franck Ernould. Une improvisation qui concerne avant tout la manière d’agencer entre elles les différentes dimensions de son travail. Il nous le redisait récemment : « Même lorsque la musique leur préexiste, comme dans Hashirigaki (sur la musique des Beach Boys) ou Eraritjaritjaka (avec des œuvres de Bach et de quatuors à cordes du XXe siècle), tous mes travaux témoignent de cette ouverture du sens. L’improvisation, dans mes mises en scène, concerne moins la musique que la relation qu’entretiennent entre eux les différents théâtraux. On ne peut pas prévoir l’effet qu’ils vont produire, il faut le tester en improvisant. »
Ainsi, s’il se tient à distance du « théâtre politique », l’art de Goebbels n’est pas pour autant dénué de visées idéalistes, tant s’en faut. N’avoue-t-il pas croire aux vertus utopiques de l’expérience théâtrale ? Comme si mélanger les médiums lui offrait d’affronter l’omnipotence des médias. Avec Everything That Happened and Would Happen, le texte d’Ouředník devient ainsi la caisse de résonance de nos propres questionnements d’européen·ne·s, à l’heure où « l’idée fictionnelle des identités nationales » exacerbe tout autour de nous les tentations nationalistes…
Everything That Happened and Would Happen. À toutes les traductions possibles évoquées en préambule, on pourrait encore en ajouter une autre, si l’on se rappelle qu’en anglais, le modal « would » peut, lorsqu’il se rapporte au passé, signifier une habitude ou une routine. Quelque chose comme : « Tout ce qui s’est (véritablement) passé et ce qui se passait habituellement »… Cette version aurait le mérite de rendre justice au texte de Patrick Ouředník, mais également aux propos de Heiner Goebbels, qui ne cesse de jouer sur la disjonction entre l’événement et la routine pour mieux déjouer la seconde.
Photo d'illustration : Heiner Goebbels © TPAC Tat Keng